Chronique de jurisprudence du quai de l'horloge
Cour de cassation, chambre sociale, 7 juillet 2021, n°20-16.206
« Ah! voici l'équilibriste en habit noir.
Il grimpe, à la force des poignets,
jusqu'au trapèze vertigineux.
(Georges DUHAMEL)
La relation de travail relève parfois d’un équilibre délicat.
Tel que l’équilibriste, nous voici sur une corde, tendue entre le lien de subordination à l’employeur et la liberté de conscience du salarié.
D’un côté, il y a le contrat de travail, qui reprend la loi, et impose au salarié de prêter serment pour pouvoir exercer son emploi.
C’est le lien de subordination.
C’est le terrain de l’appréciation objective.
De l’autre côté, il y a la religion du salarié, qui lui interdit de lever la main et de jurer. A la formule « je le jure », il propose de suppléer un « engagement solennel ».
C’est la liberté de conscience.
C’est le terrain de la subjectivité.
La corde craque et le salarié est licencié pour faute grave au motif de son refus de prêter serment devant le juge.
Pour les juges du fond, le licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse.
Il était question ici d'une salariée de la RATP dont le contrat de travail prévoyait la prestation de serment devant l'autorité judiciaire.
La question qui était posée à la Cour de cassation était donc celle de savoir si le licenciement du salarié n’ayant pas prêté le serment prévu par l’article 23 de la loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer, en raison de son refus de prononcer la formule « je le jure », contraire à ses convictions religieuses, était dépourvu de cause réelle et sérieuse.
A titre liminaire, il sera observé que la qualification de la cause réelle et sérieuse du licenciement dépend de son caractère, disciplinaire ou non.
Ici, le contrat de travail est rompu pour faute grave.
L’employeur a donc choisi le terrain disciplinaire ;
et la lettre de licenciement fige les limites du litige.
Or, sur ce terrain délimité, sans faute du salarié, le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse.
Autrement dit, se plaçant sur ce terrain, la Haute Juridiction devait rechercher si, en refusant de prononcer la formule « je le jure », le salarié commet réellement une faute.
Il y a autant de différences entre les hommes qu’entre les feuilles d’automne qui s’envolent sur le chapiteau ;
et ce qui est une faute pour certains, ne l’est pas pour d’autres.
Des feuilles mortes deviennent alors, pour un poète, des feuilles rousses qui tombent sur la mousse ou des feuilles d’or qui s’envolent.
La recherche de l’équilibre relève du contrôle judiciaire.
Dans cette quête, la Cour de cassation devait apprécier, d’abord, si l’employeur peut retenir une faute contre le salarié qui refuse de prononcer la formule « Je le jure ».
Elle devait rechercher, ensuite, si un engagement solennel de la même substance peut être substitué à cette formule.
Les feuilles mortes, d’abord.
Les feuilles d’or, ensuite.
I. Les feuilles mortes
Aux yeux du scientifique, les feuilles d’automne qui recouvrent le sol sont des feuilles mortes.
Adoptant ce regard objectif, les juges du fond ont recherché l’existence d’un manquement du salarié justifiant son licenciement.
Après s’être penchés sur les obligations découlant directement du contrat de travail, ils ont recherché si le refus de prononcer la formule juratoire pouvait être indirectement reproché au salarié.
La faute recherchée, d’une part.
La faute trouvée, d’autre part.
A. La faute recherchée
S’il commet une faute, le salarié est perdu, il s’assied dans le vide.
C’est que le contrat de travail impose la soumission aux règles de l’entreprise ;
et que l’employeur dispose du pouvoir de sanction, qu’il exerce en se fondant sur des motifs objectifs.
Sur le terrain disciplinaire, la cause réelle et sérieuse de licenciement, au sens de l’article L.1232-1 du code du travail, est une faute du salarié, un manquement à une obligation découlant du contrat de travail suffisamment sérieux pour justifier la rupture.
Or, le contrat de travail, comme l’article 23 de la loi de 1845 n’impose que la substance du serment, et non sa forme.
Le salarié n’a pas refusé la substance du serment. Il a simplement refusé la formule « je le jure », tout en proposant une formule équivalente.
Au sens strict, le salarié n’a donc violé directement aucune règle découlant de son contrat de travail.
Néanmoins, son refus de prononcer la formule juratoire a eu de facto pour conséquence son défaut d’assermentation, qui était bien une obligation professionnelle du salarié.
Cette situation est assimilable à celle du retrait d’une autorisation administrative ou de la suspension du permis de conduire.
Or, dans ces circonstances, les Juges du quai de l’horloge considèrent que, si le licenciement n’est pas prononcé pour faute, le trouble objectif causé à l’entreprise peut constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement, si le salarié ne peut plus exécuter sa prestation de travail en raison de ce retrait ou de cette suspension.
En revanche, ils jugent de manière constante que le licenciement du salarié prononcé pour faute pour ces mêmes faits est sans cause réelle et sérieuse, dès lors qu’aucun manquement à une obligation découlant du contrat de travail n’est établi.
En l’absence de violation d’une obligation découlant directement du contrat de travail, les juges du fond ont alors recherché si la contrainte relative à la forme du serment, imposée en réalité par le juge devant lequel l’assermentation devait être prononcée, était neutre pour le salarié et si ce manquement formel pouvait lui être reproché.
B. La faute trouvée
« Je veux l’État laïque, purement laïque, exclusivement laïque », disait Victor Hugo.
Consacrée par la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat,
inscrite dans la Constitution,
la laïcité est l’un des fondements de la République française.
« La France est une République laïque », c’est l’article 1er de la Constitution.
Le Conseil constitutionnel en a déduit la neutralité de l’Etat ;
et du principe de neutralité découle la sécularisation de la formule juratoire, présente dans le serment de nombreuses professions et résultant d’une longue tradition juridique française.
Au contraire de ce qui se pratique, par exemple, aux Etats-Unis, en France, le serment n’est plus prêté sur la Bible, ni sur la Constitution.
La formule « Je le jure » est donc objectivement dépourvue, désormais, de toute connotation religieuse.
Comme la cour d’appel de renvoi l’a observé, elle ne traduit plus que l’engagement de la personne qui la prononce à respecter loyalement et solennellement toutes les obligations mises à sa charge.
De ce point de vue objectif, l’obligation de prononcer cette formule est neutre pour le salarié.
Le salarié n’a alors aucune raison objective d’enfreindre cette obligation formelle et aurait dû faire toute diligence pour obtenir l’assermentation requise par son contrat de travail.
Suivant cette logique, le salarié qui refuse de prononcer la formule « Je le jure » se prive de son assermentation.
Il se place alors volontairement dans l’impossibilité de travailler.
Il manque ainsi indirectement à ses obligations résultant de son contrat de travail.
Si elle est caractérisée, une telle faute est une cause réelle et sérieuse de licenciement, car l’absence d’assermentation rend impossible l’exécution de la prestation de travail.
Mais si l’on adopte un regard différent, il est licite de se demander si une formule de serment équivalente pouvait être substituée à la formule « Je le jure ».
Il serait alors admis de douter de l’existence même de la faute.
II. Les feuilles d’or
Aux yeux du poète, les feuilles qui tombent des arbres sont rousses ou d’or.
De son point de vue, le salarié a l’impression de n’avoir pas manqué à son obligation de prêter serment, car il a proposé de substituer, à la formule « Je le jure », contraire à ses convictions religieuses, une promesse équivalente.
Il appartenait alors à la Haute Juridiction de considérer si un engagement solennel pouvait être substitué à la formule juratoire.
Pour cela, elle était appelée à rechercher, d’abord, si la subjectivité des convictions religieuses du salarié doit être prise en compte.
Elle devait apprécier, ensuite, si des restrictions à l’exercice de sa liberté de conscience et de religion peuvent être admises.
La subjectivité affirmée, d’une part.
La liberté exercée, d’autre part.
A. La subjectivité affirmée
La laïcité impose l’égalité de tous devant la loi, sans distinction de religion ou de conviction.
Elle protège la liberté de religion,
assure le respect de toutes les croyances,
garantit à tous le même droit à la liberté d’opinion et d’expression.
C’est un droit constitutionnel, issu de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
C’est aussi un droit conventionnel, protégé par la Convention européenne des droits de l’homme et par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Sur cette base, la croyance personnelle du salarié qui estime que sa religion lui interdit de prononcer la formule juratoire et souhaite lui substituer un engagement solennel équivalent mérite aussi d’être respectée.
Cette opinion ne semble d’ailleurs dépourvue de fondement.
En effet, s’il est vrai que la formule juratoire a perdu, objectivement, toute connotation religieuse, il est vrai aussi que traditionnellement elle en avait bien une.
Le mot serment vient du latin « sacramentum », du verbe « sacrare », « rendre sacré ».
La formule « Je le jure » est celle employée le plus souvent pour le serment en France.
Cette dimension religieuse trouve son origine dans l’histoire du serment en France.
« Marqué par ses origines religieuses, » selon le juriste et historien Robert Jacob, « le serment reste communément perçu comme un engagement fait sous le regard divin. »
Ce n’est, par exemple, que très récemment, en 2016, que l’adverbe « religieusement » a été supprimé du serment des magistrats judiciaires.
Cette connotation religieuse est restée aussi dans l’interprétation de certaines religions, notamment des branches minoritaires de la religion chrétienne ;
et la Cour européenne a jugé en 2014, dans une affaire contre la France, que la circonstance qu’une pratique soit minoritaire n’a pas d’effet sur la qualification juridique.
De plus, comme l’a observé à juste titre Jean Mouly, même à supposer que la formule juratoire soit purement laïque, on ne peut exclure qu’elle soit perçue comme religieuse par l’intéressé.
Or, dans une décision de 2013 rendue contre la Grèce, la Cour de Strasbourg a jugé que « le devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de sa part quant à la légitimité des convictions religieuses ou à la manière dont elles sont exprimées ».
Ce qui est objectivement laïc et neutre, peut être aussi subjectivement religieux, sans que l’on ne puisse porter aucune appréciation sur ce regard subjectif.
Le respect de la liberté de conscience et de religion du salarié autorise alors la substitution, à la formule « Je le jure », d’un engagement solennel équivalent,
sauf à admettre des restrictions à cette liberté.
B. La liberté exercée
Selon la Convention européenne des droits de l’homme, la liberté de conscience et de religion « ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A cet égard, la Cour européenne a jugé à de nombreuses reprises qu’une restriction à la liberté religieuse n’est justifiée que si elle est prévue par la loi et qu’elle est nécessaire dans une société démocratique.
Or, la formule juratoire ne résulte pas de la loi. Elle n’est pas nécessaire non plus pour préserver la démocratie.
En effet, la substitution, à la formule « je le jure », d’une affirmation solennelle de la même substance, dans laquelle le salarié s’engage à respecter la réglementation et la législation liées à ses fonctions professionnelles et à témoigner la vérité et parler sans haine et sans crainte ne porte atteinte, ni à l’intérêt général, ni aux droits et libertés d’autrui.
Dans ces conditions, rien ne fait obstacle à la substitution, à la formule « Je le jure », d’un engagement solennel équivalent.
Cette substitution est admise, par exemple, pour les agents de la Cour de justice de l’Union européenne, qui ont systématiquement le choix, lors de leur prise de fonctions, entre la formule juratoire et une promesse solennelle, à leur convenance.
Elle est conforme aussi à la jurisprudence constante de la Cour de cassation, qui depuis 1810 et jusqu’à présent, permet aux témoins, pour des raisons de conscience personnelle, de prêter serment selon les formes en usage dans leur religion, en application de l’article 331 du code de procédure pénale, qui n’impose, de la même manière, que la substance du serment, et non sa forme.
En refusant de prononcer la formule « Je le jure », le salarié ne fait alors qu’exercer une liberté fondamentale.
Il en découle qu’une promesse solennelle conforme à l’interprétation de la religion du salarié peut être substituée à la formule juratoire.
La balance penche alors pour la subjectivité du poète.
L’obligation de prononcer la formule juratoire résulte d’une erreur de droit de l’autorité judiciaire, et non du contrat de travail.
Cette contrainte n’est pas neutre pour le salarié.
Son refus de prononcer une telle formule ne relève alors que de son choix légitime de se soumettre à sa liberté de conscience.
Or, suivant Victor Hugo, celui qui choisit l’esclavage de sa conscience est l’homme libre.
Ce choix ne peut lui être reproché dans une démocratie et ne peut caractériser une faute.
En l’absence de faute, le licenciement disciplinaire est dépourvu de cause réelle et sérieuse.
Image par Delyth Williams de Pixabay
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